Achille Bonito Oliva La langue interieure de l'art L'artiste ressent l'anomalie de la realite et il se sent mineur face ä eile. Pour repondre ä cette profonde difference, il adopte une Strategie particuliere, l'em- phase expressive, qui est ä meme de dilater au maxi- mum la presence du sujet : le bruit interieur est oppose au silence servile de la societe et ä l'in- difference d'un univers qui semble accueillir ä la fois l'innocence de la nature et l'atrocite de l'his- toire. Dans les dessins de Günter Brus, une Sorte de rayon- nement narcissique preside ä la creation : cette re- gression au stade elementaire de l'enfance, notam- ment ä l'enfance de l'humanite representee par les cultures primitives, autorise l'utilisation et le plai- sir d'une manualite qui ramene toute complexite au stade essentiel. Loin d'etre le fruit d'un comporte- ment affecte, cette demarche procede d'une condi tion sentimentale n'autorisant aucune alternative en dehors de l'expression artistique, source de re- paration. Ce faisant, l'artiste ramene vers lui l'attention du monde, qui autrement ne la lui accorderait pas. Le naturel du sujet est restaure ä travers la rehabilita- tion d'un langage, le langage de l'art, qui la capa- cite de representer la position asymetrique de l'homme hors de toute vraisemblance. Une solide conscience metalinguistique preside ä l'art de Brus : l'artiste est conscient de la specificite de l'ex- perience Creative, qui adopte des techniques au- tres que celles de la vie. L'emphase devient donc aussi le deguisement necessaire pour amplifier les exigences et les besoins de totalite, que la realite a tendance ä nier. En effet, la conception de l'espace pictural ou gra- phique est toujours solidement bidimensionnelle, fermee ä toute tentation de representation natu- raliste. L'alteration emphatique du signe respecte la conformation d'un espace qui ne recherche pas l'illusion de dupliquer les choses. L'espace est in- trospectif et, en tant que tel, il n'a besoin que de la profondeur bidimensionnelle de la toile ou de la feuille. Les asymetries de l'emotion et de la nostal- gie trouvent dans la langue de l'art les signes na- turels de leur mise en scene. La mise en scene n'est pas ici synonyme de mysti- fication ou d'alteration, eile fait plutöt ressortir comme sous une loupe les elements profonds mieux que tout autre moyen de reproduction. Face aux moyens de reproduction d'une societe issue de la culture positiviste, l'art de Brus oppose les moyens traditionnels de l'art, reaffirmant une centralite que l'epoque historique tend ä nier. Paradoxalement, l'usage regressif de l'emphase expressive recele une forte conscience culturelle, ä la croisee des Sciences humaines, de la psychanalyse et de l'anthropolo- gie culturelle, mais dans une demarche souvent har- monieuse et instinctive. L'art devient le fondement d'un modele liberateur qui guerit les blessures et exalte les elements pro- liferant au trefonds du psychisme, structure selon les memes principes organiques que la nature. Pa rallelement, il repare les violences et les injustices de l'histoire, qui a marginalise des cultures, notam- ment les cultures primitives coupables d'etre por- teuses de difference. En effet, l'ethnologie et l'an- thropologie se developpent ä la faveur du sentiment 7