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Figure 3: dame chretienne de tokat.
En penetrant jusqu’ä Tokat, les mocles europeennes se sont quelque peu modi-
fiees, tant sous le rapport de la forme, changement assez avantageux, que sous le
rapport du choix des etoffes. Sur ce dernier point, l’amelioration est plus que douteuse;
mais la faute n’en est pas aux dames de Tokat.
Partageant naturellement le goüt commun a tous les Orientaux pour les couleurs
eclatantes, eiles ont accepte, sur la foi de leur provenance düment constatee, ces etof
fes a grands ramages, exclusivement fabriquees en Europe pour l’exportation. Des tons
tranchants, mal assortis, des dessins burlesques, un amalgame disparate d’elements he
terogenes, distinguent general ement ces etoffes, dont le moindre defaut est de Mes
ser les yeux.
Certainement, aucune dame europeenne ne voudrait gatcr sa toilette en y faisant
entrer de semblables abominations; mais les dames de Tokat n’en savent rien. Leur
modistra elle-meme l’ignore; eile les trompe debonne foi. Elles ont'd’ailleurs de leurs
yeux vü sur les pieces une etiquette anglaise authentique, et se sont dit aussitöt:
voiei des etoffes de Paris. Cela n’est pas beau, ont-elles pense; mais n’en disons rien,
nous ferions prendre mauvaise opinion de nous. Et les bonnes amies qui les rencontrent
affublees d’oripeaux tailles dans ces triomphants tissus ä la franka, les confirment non
moins naivement dans leur erreur. Pour avoir fair de personnes de bon ton, du plus
loin qu’elles les aperqoivent—et Dieu sait si on les voit de loin—eiles s’ecrient en
franqais de Tokat: Ma sere amie, vous avez un fistan tres sic.
Cette phrase, copiee sur le vif, donne une idee de ce qu’est en Orient la langue
franqaise, teile que l’y ont importee, meme ä Tokat, les romans de Paul de Kock et
les jeunes turcs, armeniens ou grecs, sujets ottomans ou autres, qui passent pour
avoir fait a Paris de serieuses etudes.
Quoiqu’il en soit, sic ou non, le fistan de la dame de Tokat est une robe de cor-
sage etroit, ouvert en coeur sur la poitrine, et a jupe de proportions modestes. Sa
coupe est le resultat d’un compromis honnete entre la mode parisienne d’il y a vingt
ou trente ans — peut-etre moins, peut-etre plus—et les formes consacrees par les usa-
ges locaux. Le resultat de cette alliance n’est pas par trop choquant, en ce qui con-
ce.rne l’ensemble des lignes du costume; que n’en peut-on dire autant de la couleur!
Malheureusement, pour ce qui est de cette derniere, le soleil d’Orient lui-meme,
tout proverbial qu’il est, n’en est pas moins impuissant a la rendre harmonieuse.
Par dessus le fistan, les dames chretiennes de Tokat portent une polka d’etoße
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