Olivier Kaeppelin
Polyphonies
Je me souviens que dans les dessins des annees
1960, ainsi que dans les « actions » de 1964, j'ai eu
le sentiment que l'ecriture, la graphie etaient pre-
sentees par Günter Brus comme des outils sembla-
bles aux ciseaux, couteaux ou lames de rasoir qu'il
representait et utilisait en tant qu'elements de sa
scenographie. Une succession de signes, une ligne,
une sequence « ecrite » imprononqable etaient es
sentielles ä ses compositions, ses constructions,
c'est-ä-dire ä la signification profonde de son Oeu
vre. Sans ces graphies, planait la menace d'une re-
duction ä une image qui aurait perdu la presence
et l'intensite materielle. Par ce qu'elles exprimaient
les rythmes et les « traces » de l'ecriture, Günter
Brus empechait ses dessins, son corps mis en scene,
de devenir de simples representations en leur per-
mettant de demeurer part du reel, transformee par
l'art tout en conservant leur realite physique. L'ecri
ture, qu'elle fut lisible ou non, permettait, au sein
du dessin, de donner tout son sens, toute sa pre-
cision aux interrogations du createur retif au sym-
bolique. La maniere dont ses graphies existaient ä
cette epoque, puis, par la suite, dans les Premiers
mots que je pus lire, indiquait clairement que la
phrase avait d'abord la qualite d'un outil d'incision,
tourne vers l'interne, l'introspection de ce mystere
qu'est le corps, de son tissu faqonne par l'incons-
cient, de sa Situation existentielle instable, entre
Sensation, desir et Souvenir. La ligne entre, pene-
tre, coupe, fait surgir le sang, « encre » pour ecrire
un nom, un nom propre, une identite comme, par
exemple, celle de Miguel Hernandez, ä qui un des
sin est dedie. Le flux circule depuis la poitrine ou-
verte jusqu'au M de Miguel puis du M au reseau
capillaire et florale du dessin. Günter Brus rejoint,
ici, Antonin Artaud qui dans un commentaire de
l'oeuvre « L'homme et sa douleur» ecrit:
« Et le clou d'une douleur dentaire, le coup de mar-
teau d'une chute accidentelle sur un os, en disent
plus sur les tenebres de l'inconscient que toutes les
recherches du yoga. C'est tout ce que j'ai voulu ex-
primer par ce dessin oü l'on voit un homme en
marche et qui traTne apres lui sa douleur comme la
vieille phosphorescence dentaire du kyste des peines
cariees. »
En effet, que voyons-nous ? Cette image « de tous
les poids de la chair ä ses mollets musculeux atta-
ches », ä ses mollets ou comme chez Günter Brus,
ä ses aisselles, ä son cräne ou ses intestins. Chez
lui, le dessin ecrit permet d'entrer dans le corps.
C'est la premiere evidence, mais ce mouvement vers
l'interieur provoque son exacte contraire : le desir
de s'extraire de cette enveloppe, ce seul volume
afin de changer d'echelle, d'etre l'habitant d'au-
tres espaces que ceux assignes par le corps. C'est
le röle que jouent, chez Günter Brus, au-delä du
mot, le surgissement de la phrase, de la narration,
de la poesie. Si le trait circonscrit un lieu, le lan-
gage le defait. Gräce ä lui, le corps quitte sa de-
meure et va vers l'exterieur, vers une pluralite d'exis-
tences, d'espaces.
II s'augmente, en un instant, de toute la complexite
du monde. II circule dans des matieres et un cos-
mos dont il est le foyer et s'il en est toujours l'ha
bitant, il en devient, par les mots dessines, le voya-