Brus adopte l'idee d'un espace eclate, explose, sou-
mis ä de multiples torsions et tensions, qui renvoie
ä un espace non typologique mais psychologique,
et tend ä sortir de la delimitation du cadre. L'oeu-
vre devient une marche de combat et de lüttes, loin
de tout espoir d'harmonie et de paix.
L'artiste devient ce heros qui s'autorise seul ä uti-
liser des armes inegales, ä couler les images qui pe-
netrent dans les fissures du monde. Cette autori-
sation a une substance morale et non arbitraire, car
l'artiste est conscient de posseder un element de
dissuasion et un bagage de visions qu'il entend
mettre ä la disposition du corps social. D'oü la vio-
lence, notamment du signe, necessaire pour depla-
cer l'inertie du corps social du plan horizontal et
statique de la Convention rationnelle vers le plan
incline et dynamique de la demarche visionnaire et
de la visibilite spirituelle.
Le morcellement est le Symptome d'une mentalite
qui n'entend pas opposer ä un ordre un autre or-
dre, mais qui veut creer une symetrie entre la
Convention sociale necrophile et la mort d'une nou-
velle forme, fut-elle artistique. Bien plus, le mor
cellement indique un univers linguistique ouvert et
continuellement enrichi par la conflictualite perma
nente, qui revele une sensibilite neo-humaniste
soucieuse de redonner un röle central ä l'imaginaire.
Dans l'art de Brus, l'imaginaire traverse toutes les
cultures, il ne bute pas contre les refoulements de
la culture occidentale. Au contraire, conscient de
sa minorite, il solidarise avec les cultures jugees mi-
neures ou mises en minorite par la presomption lo-
gocentrique de la culture europeenne.
En definitive, la langue de l'art est la seule qui soit
capable de formuler des paroles visuelles au-delä
de toute difference ethnique, sociale ou religieuse :
eile se place d'elle-meme dans la condition de to-
taliser toutes les possibilites et les impossibilites.
Elle adopte les modalites d'un langage qui accepte
toutes les contaminations et ne croit plus aux etages
hauts et bas de la culture, un langage soucieux de
combler toutes les fractures. Pour ce faire, cette
langue adopte le style de la fracture, le morcelle
ment du signe, l'alteration de l'elegance et de la
politesse, acceptant l'accent fort d'une expression
qui veut faire entendre tous ses dechirements.
L'emphase, c'est accomplir une saine Operation de
regression infantile, c'est-ä-dire placer son moi au
centre du monde, dans un contexte qui, de maniere
hypocrite, semble celebrer le mythe collectif du
nous. La force reside dans le fait que ce moi n'est
pas monumental ni monolithique, et donc adulte,
mais qu'il est parcouru de tensions centrifuges ca-
pables de 1'entraTner hors des lieux de la raison, vers
des territoires habites par la terreur et la nostalgie.
Cette nostalgie, qui flirte avec l'idee d'une possi-
ble integrite, constitue la substance morale de Brus :
l'artiste n'a jamais Oriente ses fureurs vers le nihi-
lisme mais toujours vers la refondation, tout en pas
sant par les modeles du langage creatif.
Son delire a ete la tentative d'humaniser la societe
en opposant la dimension raisonnee de l'art, le style
de l'emphase - en tant qu'essence et existence -
ä la rationalite d'une civilisation qui, sourde aux au-
tres « raisons », est prete ä mourir sous les coups
de la sienne.